Services privés, service public

Frédéric Bastiat

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Chapitre XVII des Harmonies Économiques

Les services s’échangent contre des services.

L’équivalence des services résulte de l’échange volontaire et du libre débat qui le précède.

En d’autres termes, chaque service jeté dans le milieu social vaut autant que tout autre service auquel il fait équilibre, pourvu que toutes les offres et toutes les demandes aient la liberté de se produire, de se comparer, de se discuter.

On aura beau épiloguer et subtiliser, il est impossible de concevoir l’idée de valeur sans y associer celle de liberté.

Quand aucune violence, aucune restriction, aucune fraude ne vient altérer l’équivalence des services, on peut dire que la justice règne.

Ce n’est pas à dire que l’humanité soit alors arrivée au terme de son perfectionnement ; car la liberté laisse toujours une place ouverte aux erreurs des appréciations individuelles. L’homme est dupe souvent de ses jugements et de ses passions ; il ne classe pas toujours ses désirs dans l’ordre le plus raisonnable. Nous avons vu qu’un service peut être apprécié à sa valeur sans qu’il y ait une proportion raisonnable entre sa valeur et son utilité ; il suffit pour cela que nous donnions le pas à certains désirs sur d’autres. C’est le progrès de l’intelligence, du bon sens et des mœurs qui réalise de plus en plus cette belle proportion, en mettant chaque service à sa place morale, si je puis m’exprimer ainsi. Un objet futile, un spectacle puéril, un plaisir immoral, peuvent avoir un grand prix dans un pays et être dédaignés et flétris dans un autre. L’équivalence des services est donc autre chose que la juste appréciation de leur utilité. Mais, encore sous ce rapport, c’est la liberté, le sens de la responsabilité qui corrigent et perfectionnent nos goûts, nos désirs, nos satisfactions et nos appréciations.

Dans tous les pays du monde, il y a une classe de services qui, quant à la manière dont ils sont rendus, distribués et rémunérés, accomplissent une évolution tout autre que les services privés ou libres. Ce sont les services publics.

Quand un besoin a un caractère d’universalité et d’uniformité suffisant pour qu’on puisse l’appeler besoin public, il peut convenir à tous les hommes qui font partie d’une même agglomération (Commune, Province, Nation) de pourvoir à la satisfaction de ce besoin par une action ou par une délégation collective. En ce cas, ils nomment des fonctionnaires chargés de rendre et de distribuer dans la communauté le service dont il s’agit, et ils pourvoient à sa rémunération par une cotisation qui est, du moins en principe, proportionnelle aux facultés de chaque associé.

Au fond, les éléments primordiaux de l’économie sociale ne sont pas nécessairement altérés par cette forme particulière de l’échange, surtout quand le consentement de toutes les parties est supposé. C’est toujours transmission d’efforts, transmission de services. Les fonctionnaires travaillent pour satisfaire les besoins des contribuables ; les contribuables travaillent pour satisfaire les besoins des fonctionnaires. La valeur relative de ces services réciproques est déterminée par un procédé que nous aurons à examiner ; mais les principes essentiels de l’échange, du moins abstraitement parlant, restent intacts.

C’est donc à tort que quelques auteurs, dont l’opinion était influencée par le spectacle de taxes écrasantes et abusives, ont considéré comme perdue toute valeur consacrée aux services publics [1]. Cette condamnation tranchante ne soutient pas l’examen. En tant que perte ou gain, le service public ne diffère en rien, scientifiquement, du service privé. Que je garde mon champ moi-même, que je paye l’homme qui le garde, que je paye l’État pour le faire garder, c’est toujours un sacrifice mis en regard d’un avantage. D’une manière ou de l’autre je perds l’effort, sans doute, mais je gagne la sécurité. Ce n’est pas une perte, c’est un échange.

Dira-t-on que je donne un objet matériel, et ne reçois rien qui ait corps et figure ? Ce serait retomber dans la fausse théorie de la valeur. Tant qu’on a attribué la valeur à la matière, non aux services, on a dû croire que tout service public était sans valeur ou perdu. Plus tard, quand on a flotté entre le vrai et le faux au sujet de la valeur, on a dû flotter aussi entre le vrai et le faux au sujet de l’impôt.

Si l’impôt n’est pas nécessairement une perte, encore moins est-il nécessairement une spoliation. Sans doute, dans les sociétés modernes, la spoliation par l’impôt s’exerce sur une immense échelle. Nous le verrons plus tard ; c’est une des causes les plus actives entre toutes celles qui troublent l’équivalence des services et l’harmonie des intérêts. Mais le meilleur moyen de combattre et de détruire les abus de l’impôt, c’est de se préserver de cette exagération qui le représente comme spoliateur par essence.

Ainsi considérés en eux-mêmes, dans leur nature propre, à l’état normal, abstraction faite de tout abus, les services publics sont, comme les services privés, de purs échanges.

Mais les procédés par lesquels, dans ces deux formes de l’échange, les services se comparent, se débattent, se transmettent, s’équilibrent et manifestent leur valeur, sont si différents en eux-mêmes et quant à leurs effets, que le lecteur me permettra sans doute de traiter avec quelque étendue ce difficile sujet, un des plus intéressants qui puissent s’offrir aux méditations de l’économiste et de l’homme d’État. À vrai dire, c’est ici qu’est le nœud par lequel la politique se rattache à l’économie sociale. C’est ici qu’on peut marquer l’origine et la portée de cette erreur, la plus funeste qui ait jamais infecté la science, et qui consiste à confondre la société et le gouvernement — la société, ce tout qui embrasse à la fois les services privés et les services publics, et le gouvernement, cette fraction dans laquelle n’entrent que les services publics.

Quand, par malheur, en suivant l’école de Rousseau et de tous les républicains français ses adeptes, on se sert indifféremment des mots gouvernement et société, on décide implicitement, d’avance, sans examen, que l’État peut et doit absorber l’activité privée tout entière, la liberté, la responsabilité individuelles ; on décide que tous les services privés doivent être convertis en services publics ; on décide que l’ordre social est un fait contingent et conventionnel auquel la loi donne l’existence ; on décide l’omnipotence du législateur et la déchéance de l’humanité.

En fait, nous voyons les services publics ou l’action gouvernementale s’étendre ou se restreindre selon les temps, les lieux, les circonstances, depuis le communisme de Sparte ou des Missions du Paraguay, jusqu’à l’individualisme des États-Unis, en passant par la centralisation française.

La première question qui se présente à l’entrée de la Politique, en tant que science, est donc celle-ci :

Quels sont les services qui doivent rester dans le domaine de l’activité privée ? Quels sont ceux qui doivent appartenir à l’activité collective ou publique ?

Question qui revient à celle-ci :

Dans le grand cercle qui s’appelle société, tracer rationnellement le cercle inscrit qui s’appelle gouvernement.

Il est évident que cette question se rattache à l’économie politique, puisqu’elle exige l’étude comparée de deux formes très-différentes de l’échange.

Une fois ce problème résolu, il en reste un autre : Quelle est la meilleure organisation des services publics ? Celui-ci appartient à la politique pure, nous ne l’aborderons pas.

Examinons les différences essentielles caractérisent les services privés et les services publics, étude préalable nécessaire pour fixer la ligne rationnelle qui doit les séparer.

Toute la partie de cet ouvrage qui précède ce chapitre a été consacrée à montrer l’évolution du service privé. Nous l’avons vu poindre dans cette proposition formelle ou tacite : Fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi ; ce qui implique, soit quant à ce qu’on cède, soit quant à ce qu’on reçoit, un double consentement réciproque. Les notions de troc, échange, appréciation, valeur, ne se peuvent donc concevoir sans liberté, non plus que celle-ci sans responsabilité. En recourant à l’échange, chaque partie consulte, à ses risques et périls, ses besoins, ses goûts, ses désirs, ses facultés, ses affections, ses convenances, l’ensemble de sa situation ; et nous n’avons nié nulle part qu’à l’exercice du libre arbitre ne s’attache la possibilité de l’erreur, la possibilité d’un choix déraisonnable ou insensé. La faute n’en est pas à l’échange, mais à l’imperfection de la nature humaine ; et le remède ne saurait être ailleurs que dans la responsabilité elle-même (c’est-à-dire dans la liberté), puisqu’elle est la source de toute expérience. Organiser la contrainte dans l’échange, détruire le libre arbitre sous prétexte que les hommes peuvent se tromper, ce ne serait rien améliorer ; à moins que l’on ne prouve que l’agent chargé de contraindre ne participe pas à l’imperfection de notre nature, n’est sujet ni aux passions ni aux erreurs, et n’appartient pas à l’humanité. N’est-il pas évident, au contraire, que ce serait non-seulement déplacer la responsabilité, mais encore l’anéantir, du moins en ce qu’elle a de plus précieux, dans son caractère rémunérateur, vengeur, expérimental, correctif et par conséquent progressif ? Nous avons vu encore que les échanges libres, ou les services librement reçus et rendus étendent sans cesse, sous l’action de la concurrence, le concours des forces gratuites proportionnellement à celui des forces onéreuses, le domaine de la communauté proportionnellement au domaine de la propriété ; et nous sommes arrivés ainsi à reconnaître, dans la liberté, la puissance qui réalise de plus en plus l’égalité en tous sens progressive, ou l’Harmonie sociale.

Quant aux procédés de l’échange libre, ils n’ont pas besoin d’être décrits, car si la contrainte a des formes infinies, la liberté n’en a qu’une. Encore une fois, la transmission libre et volontaire des services privés est définie par ces simples paroles : « Donne-moi ceci, je te donnerai cela ; fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi. » Do ut des ; facio ut facias.

Ce n’est pas ainsi que s’échangent les services publics. Ici, dans une mesure quelconque, la contrainte est inévitable, et nous devons rencontrer des formes infinies, depuis le despotisme le plus absolu, jusqu’à l’intervention la plus universelle et la plus directe de tous les citoyens.

Encore que cet idéal politique n’ait été réalisé nulle part, encore que peut-être il ne le soit jamais que d’une manière bien fictive, nous le supposerons cependant. Car que cherchons-nous ? Nous cherchons les modifications qui affectent les services quand ils entrent dans le domaine public ; et, au point de vue de la science, nous devons faire abstraction des violences particulières et locales, pour considérer le service public en lui-même et dans les circonstances les plus légitimes. En un mot, nous devons étudier la transformation qu’il subit par cela seul qu’il devient public, abstraction faite de la cause qui l’a rendu tel et des abus qui peuvent se mêler aux moyens d’exécution.

Le procédé consiste en ceci :

Les citoyens nomment des mandataires. Ces mandataires réunis décident, à la majorité, qu’une certaine catégorie de besoins, par exemple, le besoin d’instruction, ne sera plus satisfaite par le libre effort ou par le libre échange des citoyens, mais qu’il y sera pourvu par une classe de fonctionnaires spécialement délégués à cette œuvre. Voilà pour le service rendu. Quant au service reçu, comme l’État s’empare du temps et des facultés des nouveaux fonctionnaires au profit des citoyens, il faut aussi qu’il prenne des moyens d’existence aux citoyens au profit des fonctionnaires. Ce qui s’opère par une cotisation ou contribution générale.

En tout pays civilisé, cette contribution se paye en argent. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que derrière cet argent il y a du travail. Au fond, on s’acquitte en nature. Au fond, les citoyens travaillent pour les fonctionnaires, et les fonctionnaires pour les citoyens, de même que dans les services libres les citoyens travaillent les uns pour les autres.

Nous plaçons ici cette observation pour prévenir un sophisme très répandu, né de l’illusion monétaire. On entend souvent dire : L’argent reçu par les fonctionnaires retombe en pluie sur les citoyens. Et l’on infère de là que cette prétendue pluie est un second bien ajouté à celui qui résulte du service. En raisonnant ainsi, on est arrivé à justifier les fonctions les plus parasites. On ne prend pas garde que, si le service fût resté dans le domaine de l’activité privée, l’argent qui, au lieu d’aller au trésor et de là aux fonctionnaires, aurait été directement aux hommes qui se seraient chargés de rendre librement le service, cet argent, dis-je, serait aussi retombé en pluie dans la masse. Ce sophisme ne résiste pas quand on porte la vue au-delà de la circulation des espèces, quand on voit qu’au fond il y a du travail échangé contre du travail, des services contre des services. Dans l’ordre public, il peut arriver que des fonctionnaires reçoivent des services sans en rendre ; alors il y a perte pour le contribuable, quelque illusion que puisse nous faire à cet égard le mouvement des écus.

Quoi qu’il en soit, reprenons notre analyse :

Voici donc un échange sous une forme nouvelle. Échange implique deux termes : donner et recevoir. Examinons donc comment est affectée la transaction, de privée devenue publique, au double point de vue des services rendus et reçus.

En premier lieu, nous constatons que toujours ou presque toujours le service public éteint, en droit ou en fait, le service privé de même nature. Quand l’État se charge d’un service, généralement il a soin de décréter que nul autre que lui ne le pourra rendre, surtout s’il a en vue de se faire du même coup un revenu. Témoins la poste, le tabac, les cartes à jouer, la poudre à canon, etc. Ne prît-il pas cette précaution, le résultat serait le même. Quelle industrie peut s’occuper de rendre au public un service que l’État rend pour rien ? On ne voit guère personne chercher des moyens d’existence dans l’enseignement libre du droit ou de la médecine, dans l’exécution de grandes routes, dans l’élève d’étalons pur-sang, dans la fondation d’écoles d’arts et métiers, dans le défrichement des terres algériennes, dans l’exhibition de Musées, etc. Et la raison en est que le public n’ira pas acheter ce que l’État lui donne pour rien. Ainsi que le disait M. de Cormenin, l’industrie des cordonniers tomberait bien vite, fût-elle déclarée inviolable par le premier article de la Constitution, si le gouvernement s’avisait de chausser gratuitement tout le monde.

À la vérité, le mot gratuit appliqué aux services publics renferme le plus grossier et, j’ose dire, le plus puéril des sophismes.

J’admire, pour moi, l’extrême gobe-moucherie avec laquelle le public se laisse prendre à ce mot. Ne voulez-vous pas, nous dit-on, l’instruction gratuite, les haras gratuits ?

Certes, oui, j’en veux, et je voudrais aussi l’alimentation gratuite, le logement gratuit… si c’était possible.

Mais il n’y a de vraiment gratuit que ce qui ne coûte rien à personne. Or les services publics coûtent à tout le monde ; c’est parce que tout le monde les a payés d’avance qu’ils ne coûtent plus rien à celui qui les reçoit. Celui-ci, qui a payé sa part de la cotisation générale, se gardera bien d’aller se faire rendre le service, en payant, par l’industrie privée.

Ainsi le service public se substitue au service privé. Il n’ajoute rien au travail général de la nation, ni à sa richesse. Il fait faire par des fonctionnaires ce qu’eût fait l’industrie privée. Reste à savoir encore laquelle des deux opérations entraînera le plus d’inconvénients accessoires. Le but de ce chapitre est de résoudre ces questions.

Dès que la satisfaction d’un besoin devient l’objet d’un service public, elle est soustraite en grande partie au domaine de la liberté et de la responsabilité individuelles. L’individu n’est plus libre d’en acheter ce qu’il en veut, quand il le veut, de consulter ses ressources, ses convenances, sa situation, ses appréciations morales, non plus que l’ordre successif selon lequel il lui semble raisonnable de pourvoir à ses besoins. Bon gré, mal gré, il faut qu’il retire du milieu social, non cette mesure du service qu’il juge utile, ainsi qu’il le fait pour les services privés, mais la part que le gouvernement a jugé à propos de lui préparer, quelles qu’en soient la quantité et la qualité. Peut-être n’a-t-il pas du pain à sa faim, et cependant on lui prend une partie de ce pain, qui lui serait indispensable, pour lui donner une instruction ou des spectacles dont il n’a que faire. Il cesse d’exercer un libre contrôle sur ses propres satisfactions, et, n’en ayant plus la responsabilité, naturellement il cesse d’en avoir l’intelligence. La prévoyance lui devient aussi inutile que l’expérience. Il s’appartient moins, il a perdu une partie de son libre arbitre, il est moins progressif, il est moins homme. Non seulement il ne juge plus par lui-même dans un cas donné, mais il se déshabitue de juger pour lui-même. Cette torpeur morale qui le gagne, gagne par la même raison tous ses concitoyens ; et l’on a vu ainsi des nations entières tomber dans une funeste inertie [2].

Tant qu’une catégorie de besoins et de satisfactions correspondantes reste dans le domaine de la liberté, chacun se fait à cet égard sa propre loi et la modifie à son gré. Cela semble naturel et juste, puisqu’il n’y a pas deux hommes qui se trouvent dans des circonstances identiques, ni un homme pour lequel les circonstances ne varient d’un jour à l’autre. Alors toutes les facultés humaines, la comparaison, le jugement, la prévoyance, restent en exercice. Alors toute bonne détermination amène sa récompense comme toute erreur son châtiment ; et l’expérience, ce rude suppléant de la prévoyance, remplit au moins sa mission, de telle sorte que la société ne peut manquer de se perfectionner.

Mais quand le service devient public, toutes les lois individuelles disparaissent pour se fondre, se généraliser dans une loi écrite, coercitive, la même pour tous, qui ne tient nul compte des situations particulières, et frappe d’inertie les plus nobles facultés de la nature humaine.

Si l’intervention de l’État nous enlève le gouvernement de nous-mêmes relativement aux services que nous en recevons, il nous l’ôte bien plus encore quant aux services que nous lui rendons en retour. Cette contrepartie, ce complément de l’échange est encore soustrait à la liberté, pour être uniformément réglementé par une loi décrétée d’avance, exécutée par la force, et à laquelle nul ne peut se soustraire. En un mot, comme les services que l’État nous rend nous sont imposés, ceux qu’il nous demande en paiement nous sont imposés aussi, et prennent même dans toutes les langues le nom d’impôts.

Ici se présentent en foule les difficultés et les inconvénients théoriques ; car pratiquement l’État surmonte tous les obstacles au moyen d’une force armée qui est le corollaire obligé de toute loi. Pour nous en tenir à la théorie, la transformation d’un service privé en service public fait naître ces graves questions :

L’État demandera-t-il en toutes circonstances à chaque citoyen un impôt équivalent aux services rendus ? Ce serait justice, et c’est précisément cette équivalence qui se dégage avec une sorte d’infaillibilité des transactions libres, du prix débattu qui les précède. Il ne valait donc pas la peine de faire sortir une classe de services du domaine de l’activité privée, si l’État aspirait à réaliser cette équivalence, qui est la justice rigoureuse. Mais il n’y songe même pas et ne peut y songer. On ne marchande pas avec les fonctionnaires. La loi procède d’une manière générale, et ne peut stipuler des conditions diverses pour chaque cas particulier. Tout au plus, et quand elle est conçue en esprit de justice, elle cherche une sorte d’équivalence moyenne, d’équivalence approximative entre les deux natures de services échangés. Deux principes, la proportionnalité et la progression de l’impôt, ont paru, à des titres divers, porter aux dernières limites cette approximation. Mais la plus légère réflexion suffit pour montrer que l’impôt proportionnel, pas plus que l’impôt progressif, ne peut réaliser l’équivalence rigoureuse des services échangés. Les services publics, après avoir ravi aux citoyens la liberté au double point de vue des services reçus et rendus, ont donc encore le tort de bouleverser la valeur de ces services.

Ce n’est pas un moindre inconvénient à eux de détruire le principe de la responsabilité ou du moins de la déplacer. La responsabilité ! Mais c’est tout pour l’homme : c’est son moteur, son professeur, son rémunérateur et son vengeur. Sans elle, l’homme n’a plus de libre arbitre, il n’est plus perfectible, il n’est plus un être moral, il n’apprend rien, il n’est rien. Il tombe dans l’inertie, et ne compte plus que comme une unité dans un troupeau.

Si c’est un malheur que le sens de la responsabilité s’éteigne dans l’individu, c’en est un autre qu’elle se développe exagérément dans l’État. À l’homme, même abruti, il reste assez de lumière pour apercevoir d’où lui viennent les biens et les maux ; et quand l’État se charge de tout, il devient responsable de tout. Sous l’empire de ces arrangements artificiels, un peuple qui souffre ne peut s’en prendre qu’à son gouvernement ; et son seul remède comme sa seule politique est de le renverser. De là un inévitable enchaînement de révolutions. Je dis inévitable, car sous ce régime le peuple doit nécessairement souffrir : la raison en est que le système des services publics, outre qu’il trouble le nivellement des valeurs, ce qui est injustice, amène aussi une déperdition fatale de richesse, ce qui est ruine ; ruine et injustice, c’est souffrance et mécontentement — quatre funestes ferments dans la société, lesquels, combinés avec le déplacement de la responsabilité, ne peuvent manquer d’amener ces convulsions politiques dont nous sommes, depuis plus d’un demi-siècle, les malheureux témoins.

Je ne voudrais pas m’écarter de mon sujet. Je ne puis cependant m’empêcher de faire remarquer que, lorsque les choses sont ainsi organisées, lorsque le gouvernement a pris des proportions gigantesques par la transformation successive des transactions libres en services publics, il est à craindre que les révolutions, qui sont, par elles-mêmes, un si grand mal, n’aient pas même l’avantage d’être un remède, sinon à force d’expériences. Le déplacement de la responsabilité a faussé l’opinion populaire. Le peuple, accoutumé à tout attendre de l’État, ne l’accuse pas de trop faire, mais de ne pas faire assez. Il le renverse et le remplace par un autre, auquel il ne dit pas : Faites moins, mais : Faites plus ; et c’est ainsi que l’abîme se creuse et se creuse encore.

Le moment vient-il enfin où les yeux s’ouvrent ? Sent-on qu’il faut en venir à diminuer les attributions et la responsabilité de l’État ? On est arrêté par d’autres difficultés. D’un côté, les Droits acquis se soulèvent et se coalisent ; on répugne à froisser une foule d’existences auxquelles on a donné une vie artificielle. D’un autre côté, le public a désappris à agir par lui-même. Au moment de reconquérir cette liberté qu’il a si ardemment poursuivie, il en a peur, il la repousse. Allez donc lui offrir la liberté d’enseignement ? Il croira que toute science va s’éteindre. Allez donc lui offrir la liberté religieuse ? Il croira que l’athéisme va tout envahir. On lui a tant dit et répété que toute religion, toute sagesse, toute science, toute lumière, toute morale réside dans l’État ou en découle !

Mais ces considérations reviendront ailleurs, et je rentre dans mon sujet.

 

Nous nous sommes appliqués à découvrir le vrai rôle de la concurrence dans le développement des richesses. Nous avons vu qu’il consistait à faire glisser le bien sur le producteur, à faire tourner le progrès au profit de la communauté, à élargir sans cesse le domaine de la gratuité et, par suite, de l’égalité.

Mais quand les services privés deviennent publics, ils échappent à la concurrence, et cette belle harmonie est suspendue. En effet, le fonctionnaire est dénué de ce stimulant qui pousse au progrès, et comment le progrès tournerait-il à l’avantage commun quand il n’existe même pas ? Le fonctionnaire n’agit pas sous l’aiguillon de l’intérêt, mais sous l’influence de la loi. La loi lui dit : « Vous rendrez au public tel service déterminé, et vous recevrez de lui tel autre service déterminé. » Un peu plus, un peu moins de zèle ne change rien à ces deux termes fixes. Au contraire, l’intérêt privé souffle à l’oreille du travailleur libre ces paroles : « Plus tu feras pour les autres, plus les autres feront pour toi. » Ici la récompense dépend entièrement de l’effort plus ou moins intense, plus ou moins éclairé. Sans doute l’esprit de corps, le désir de l’avancement, l’attachement au devoir, peuvent être pour le fonctionnaire d’actifs stimulants. Mais jamais ils ne peuvent remplacer l’irrésistible incitation de l’intérêt personnel. L’expérience confirme à cet égard le raisonnement. Tout ce qui est tombé dans le domaine du fonctionnarisme est à peu près stationnaire ; il est douteux qu’on enseigne mieux aujourd’hui que du temps de François ier ; et je ne pense pas que personne s’avise de comparer l’activité des bureaux ministériels à celle d’une manufacture.

À mesure donc que des services privés entrent dans la classe des services publics, ils sont frappés, au moins dans une certaine mesure, d’immobilisme et de stérilité, non au préjudice de ceux qui les rendent (leurs appointements ne varient pas), mais au détriment de la communauté tout entière.

À côté de ces inconvénients, qui sont immenses tant au point de vue moral et politique qu’au point de vue économique, inconvénients que je n’ai fait qu’esquisser, comptant sur la sagacité du lecteur, il y a quelquefois avantage à substituer l’action collective à l’action individuelle. Il y a telle nature de services dont le principal mérite est la régularité et l’uniformité. Il se peut même, qu’en quelques circonstances, cette substitution réalise une économie de ressorts et épargne, pour une satisfaction donnée, une certaine somme d’efforts à la communauté. La question à résoudre est donc celle-ci : Quels services doivent rester dans le domaine de l’activité privée ? quels services doivent appartenir à l’activité collective ou publique ? L’étude que nous venons de faire des différences essentielles qui caractérisent les deux natures de services nous facilitera la solution de ce grave problème.

Et d’abord, y a-t-il quelque principe au moyen duquel on puisse distinguer ce qui peut légitimement entrer dans le cercle de l’activité collective, et ce qui doit rester dans le cercle de l’activité privée ?

Je commence par déclarer que j’appelle ici activité collective cette grande organisation qui a pour règle la loi et pour moyen d’exécution la force, en d’autres termes, le gouvernement. Qu’on ne me dise pas que les associations libres et volontaires manifestent aussi une activité collective. Qu’on ne suppose pas que je donne aux mots activité privée le sens d’action isolée. Non. Mais je dis que l’association libre et volontaire appartient encore à l’activité privée, car c’est un des modes, et le plus puissant, de l’échange. Il n’altère pas l’équivalence des services, il n’affecte pas la libre appréciation des valeurs, il ne déplace pas les responsabilités, il n’anéantit pas le libre arbitre, il ne détruit ni la concurrence ni ses effets, en un mot, il n’a pas pour principe la contrainte.

Mais l’action gouvernementale se généralise par la contrainte. Elle invoque nécessairement le compelle intrare. Elle procède en vertu d’une loi, et il faut que tout le monde se soumette, car loi implique sanction. Je ne pense pas que personne conteste ces prémisses ; je les mettrais sous la sauvegarde de la plus imposante des autorités, celle du fait universel. Partout il y a des lois et des forces pour y ramener les récalcitrants.

Et c’est de là, sans doute, que vient cet axiome à l’usage de ceux qui, confondant le gouvernement avec la Société, croient que celle-ci est factice et de convention comme celui-là : « Les hommes, en se réunissant en société, ont sacrifié une partie de leur liberté pour conserver l’autre. * »

Évidemment cet axiome est faux dans la région des transactions libres et volontaires. Que deux hommes, déterminés par la perspective d’un résultat plus avantageux, échangent leurs services ou associent leurs efforts au lieu de travailler isolément : où peut-on voir là un sacrifice de liberté ? Est-ce sacrifier la liberté que d’en faire un meilleur usage ?

Tout au plus pourrait-on dire : « Les hommes sacrifient une partie de leur liberté pour conserver l’autre, non point quand ils se réunissent en société, mais quand ils se soumettent à un gouvernement, puisque le mode nécessaire d’action d’un gouvernement, c’est la force. »

Or, même avec cette modification, le prétendu axiome est encore une erreur, quand le gouvernement reste dans ses attributions rationnelles.

Mais quelles sont ces attributions ?

C’est justement ce caractère spécial, d’avoir pour auxiliaire obligé la force, qui doit nous en révéler l’étendue et les limites. Je dis : Le gouvernement n’agit que par l’intervention de la force, donc son action n’est légitime que là où l’intervention de la force est elle-même légitime.

Or, quand la force intervient légitimement, ce n’est pas pour sacrifier la liberté, mais pour la faire respecter.

De telle sorte que cet axiome, qu’on a donné pour base à la science politique, déjà faux de la société, l’est encore du gouvernement. C’est toujours avec bonheur que je vois ces tristes discordances théoriques disparaître devant un examen approfondi.

Dans quel cas l’emploi de la force est-il légitime ? Il y en a un, et je crois qu’il n’y en a qu’un : le cas de légitime défense. S’il en est ainsi, la raison d’être des gouvernements est trouvée, ainsi que leur limite rationnelle.

Quel est le droit de l’individu ? C’est de faire avec ses semblables des transactions libres, d’où suit pour ceux-ci un droit réciproque. Quand est-ce que ce droit est violé ? Quand l’une des parties entreprend sur la liberté de l’autre. En ce cas il est faux de dire, comme on le fait souvent : « Il y a des excès, abus de liberté. » Il faut dire : « Il y a défaut, destruction de liberté. » Excès de liberté sans doute si on ne regarde que l’agresseur ; destruction de liberté si l’on regarde la victime, ou même si l’on considère, comme on le doit, l’ensemble du phénomène.

Le droit de celui dont on attaque la liberté, ou, ce qui revient au même, la propriété, les facultés, le travail, est de les défendre même par la force ; et c’est ce que font tous les hommes partout et toujours, quand ils le peuvent.

De là découle, pour un nombre d’hommes quelconque, le droit de se concerter, de s’associer, pour défendre, même par la force commune, les libertés et les propriétés individuelles.

Mais l’individu n’a pas le droit d’employer la force à une autre fin. Je ne puis légitimement forcer mes semblables à être laborieux, sobres, économes, généreux, savants, dévots ; mais je puis légitimement les forcer à être justes.

Par la même raison, la force collective ne peut être légitimement appliquée à développer l’amour du travail, la sobriété, l’économie, la générosité, la science, la foi religieuse ; mais elle peut l’être légitimement à faire régner la justice, à maintenir chacun dans son droit.

Car où pourrait-on chercher l’origine du droit collectif ailleurs que dans le droit individuel ?

C’est la déplorable manie de notre époque de vouloir donner une vie propre à de pures abstractions, d’imaginer une cité en dehors des citoyens, une humanité en dehors des hommes, un tout en dehors de ses parties, une collectivité en dehors des individualités qui la composent. J’aimerais autant que l’on me dise : « Voilà un homme, anéantissez par la pensée ses membres, ses viscères, ses organes, son corps et son âme, tous les éléments dont il est formé ; il reste toujours un homme. »

Si un droit n’existe dans aucun des individus dont, pour abréger, on nomme l’ensemble une nation, comment existerait-il dans la nation ? Comment existerait-il surtout dans cette fraction de la nation qui n’a que des droits délégués, dans le gouvernement ? Comment les individus peuvent-ils déléguer des droits qu’ils n’ont pas ?

Il faut donc regarder comme le principe fondamental de toute politique cette incontestable vérité :

Entre individus, l’intervention de la force n’est légitime que dans le cas de légitime défense. La collectivité ne saurait recourir légalement à la force que dans la même limite.

Or, il est dans l’essence même du gouvernement d’agir sur les citoyens par voie de contrainte. Donc il ne peut avoir d’autres attributions rationnelles que la légitime défense de tous les droits individuels, il ne peut être délégué que pour faire respecter les libertés et les propriétés de tous.

Remarquez que, lorsqu’un gouvernement sort de ces bornes, il entre dans une carrière sans limite, sans pouvoir échapper à cette conséquence, non seulement d’outrepasser sa mission, mais de l’anéantir, ce qui constitue la plus monstrueuse des conditions.

En effet, quand l’État a fait respecter cette ligne fixe, invariable, qui sépare les droits des citoyens, quand il a maintenu parmi eux la justice, que peut-il faire de plus sans violer lui-même cette barrière dont la garde lui est confiée, sans détruire de ses propres mains, et par la force, les libertés et les propriétés qui avaient été placées sous sa sauvegarde ? Au-delà de la justice, je défie qu’on imagine une intervention gouvernementale qui ne soit une injustice. Alléguez tant que vous voudrez des actes inspirés par la plus pure philanthropie, des encouragements à la vertu, au travail, des primes, des faveurs, des protections directes, des dons prétendus gratuits, des initiatives dites généreuses ; derrière ces belles apparences, ou, si vous voulez, derrière ces belles réalités, je vous montrerai d’autres réalités moins satisfaisantes : les droits des uns violés pour l’avantage des autres, des libertés sacrifiées, des propriétés usurpées, des facultés limitées, des spoliations consommées. Et le monde peut-il être témoin d’un spectacle plus triste, plus douloureux, que celui de la force collective occupée à perpétrer les crimes qu’elle était chargée de réprimer ?

En principe, il suffit que le gouvernement ait pour instrument nécessaire la force pour que nous sachions enfin quels sont les services privés qui peuvent être légitimement convertis en services publics. Ce sont ceux qui ont pour objet le maintien de toutes les libertés, de toutes les propriétés, de tous les droits individuels, la prévention des délits et des crimes, en un mot, tout ce qui concerne la sécurité publique.

Les gouvernements ont encore une autre mission.

En tous pays, il y a quelques propriétés communes, des biens dont tous les citoyens jouissent par indivis, des rivières, des forêts, des routes. Par contre, et malheureusement, il y a aussi des dettes. Il appartient au gouvernement d’administrer cette portion active et passive du domaine public.

Enfin, de ces deux attributions en découle une autre :

Celle de percevoir les contributions indispensables à la bonne exécution des services publics.

Ainsi :

Veiller à la sécurité publique,

Administrer le domaine commun,

Percevoir les contributions ;

Tel est, je crois, le cercle rationnel dans lequel doivent être circonscrites ou ramenées les attributions gouvernementales.

Cette opinion, je le sais, heurte beaucoup d’idées reçues.

« Quoi ! dira-t-on, vous voulez réduire le gouvernement au rôle de juge et de gendarme ? Vous le dépouillez de toute initiative ! Vous lui interdisez de donner une vive impulsion aux lettres, aux arts, au commerce, à la navigation, à l’agriculture, aux idées morales et religieuses ; vous le dépouillez de son plus bel attribut, celui d’ouvrir au peuple la voie du progrès ! »

À ceux qui s’expriment ainsi, j’adresserai quelques questions.

Où Dieu a-t-il placé le mobile des actions humaines et l’aspiration vers le progrès ? Est-ce dans tous les hommes ? ou seulement dans ceux d’entre eux qui ont reçu ou usurpé un mandat de législateur ou un brevet de fonctionnaire ? Est-ce que chacun de nous ne porte pas dans son organisation, dans tout son être, ce moteur infatigable et illimité qu’on appelle le désir ? Est-ce qu’à mesure que les besoins les plus grossiers sont satisfaits, il ne se forme pas en nous des cercles concentriques et expansifs de désirs d’un ordre de plus en plus élevé ? Est-ce que l’amour des arts, des lettres, des sciences, de la vérité morale et religieuse, est-ce que la soif des solutions qui intéressent notre existence présente ou future, descend de la collectivité à l’individualité, c’est-à-dire de l’abstraction à la réalité, et d’un pur mot aux êtres sentants et vivants ?

Si vous partez de cette supposition déjà absurde, que l’activité morale est dans l’État et la passiveté dans la nation, ne mettez-vous pas les mœurs, les doctrines, les opinions, les richesses, tout ce qui constitue la vie individuelle, à la merci des hommes qui se succèdent au pouvoir ?

Ensuite, l’État, pour remplir la tâche immense que vous voulez lui confier, a-t-il quelques ressources qui lui soient propres ? N’est-il pas obligé de prendre tout ce dont il dispose, jusqu’à la dernière obole, aux citoyens eux-mêmes ? Si c’est aux individualités qu’il demande des moyens d’exécution, ce sont donc les individualités qui ont réalisé ces moyens. C’est donc une contradiction de prétendre que l’individualité est passive et inerte. Et pourquoi l’individualité avait-elle créé des ressources ? Pour aboutir à des satisfactions de son choix. Que fait donc l’État quand il s’empare de ces ressources ? Il ne donne pas l’être à des satisfactions, il les déplace. Il en prive celui qui les avait méritées pour en doter celui qui n’y avait aucun droit. Il systématise l’injustice, lui qui était chargé de le châtier.

Dira-t-on qu’en déplaçant les satisfactions, il les épure et les moralise ? Que des richesses que l’individualité aurait consacrées à des besoins grossiers, l’État les voue à des besoins moraux ? Mais qui osera affirmer que c’est un avantage d’intervertir violemment par la force, par voie de spoliation, l’ordre naturel selon lequel les besoins et les désirs se développent dans l’humanité ? qu’il est moral de prendre un morceau de son pain au paysan qui a faim, pour mettre à la portée du citadin la douteuse moralité des spectacles ?

Et puis on ne déplace pas les richesses sans déplacer le travail et la population. C’est donc toujours un arrangement factice et précaire, substitué à cet ordre solide et régulier qui repose sur les immuables lois de la nature.

Il y en a qui croient qu’un gouvernement circonscrit en est plus faible. Il leur semble que de nombreuses attributions et de nombreux agents donnent à l’État la stabilité d’une large base. Mais c’est là une pure illusion. Si l’État ne peut sortir d’un cercle déterminé sans se transformer en instrument d’injustice, de ruine et de spoliation, sans bouleverser la naturelle distribution du travail, des jouissances, des capitaux et des bras, sans créer des causes actives de chômages, de crises industrielles et de paupérisme, sans augmenter la proportion des délits et des crimes, sans recourir à des moyens toujours plus énergiques de répression, sans exciter le mécontentement et la désaffection, comment sortira-t-il une garantie de stabilité de ces éléments amoncelés de désordre ?

On se plaint des tendances révolutionnaires des hommes. Assurément on n’y réfléchit pas. Quand on voit, chez un grand peuple, les services privés envahis et convertis en services publics, le gouvernement s’emparer du tiers des richesses produites par les citoyens, la loi devenue une arme de spoliation entre les mains des citoyens eux-mêmes, parce qu’elle a pour objet d’altérer, sous prétexte de l’établir, l’équivalence des services ; quand on voit la population et le travail législativement déplacés, un abîme de plus en plus profond se creuser entre l’opulence et la misère, le capital ne pouvant s’accumuler pour donner du travail aux générations croissantes, des classes entières vouées aux plus dures privations ; quand on voit les gouvernements, afin de pouvoir s’attribuer le peu de bien qui se fait, se proclamer mobiles universels, acceptant ainsi la responsabilité du mal, on est étonné que les révolutions ne soient pas plus fréquentes, et l’on admire les sacrifices que les peuples savent faire à l’ordre et à la tranquillité publique.

Que si les Lois et les Gouvernements qui en sont les organes se renfermaient dans les limites que j’ai indiquées, je me demande d’où pourraient venir les révolutions. Si chaque citoyen était libre, il souffrirait moins sans doute, et si, en même temps, il sentait la responsabilité qui le presse de toutes parts, comment lui viendrait l’idée de s’en prendre de ses souffrances à une Loi, à un Gouvernement qui ne s’occuperait de lui que pour réprimer ses injustices et le protéger contre les injustices d’autrui ? A-t-on jamais vu un village s’insurger contre son juge de paix ?

L’influence de la liberté sur l’ordre est sensible aux États-Unis. Là, sauf la Justice, sauf l’administration des propriétés communes, tout est laissé aux libres et volontaires transactions des hommes, et nous sentons tous instinctivement que c’est le pays du monde qui offre aux révolutions le moins d’éléments et de chances. Quel intérêt, même apparent, y peuvent avoir les citoyens à changer violemment l’ordre établi, quand d’un côté cet ordre ne froisse personne, et que d’autre part il peut être légalement modifié au besoin avec la plus grande facilité ?

Je me trompe, il y a deux causes actives de révolutions aux États-Unis : l’Esclavage et le Régime restrictif. Tout le monde sait qu’à chaque instant ces deux questions mettent en péril la paix publique et le lien fédéral. Or, remarquez-le bien, peut-on alléguer, en faveur de ma thèse, un argument plus décisif ? Ne voit-on pas ici la loi agissant en sens inverse de son but ? Ne voit-on pas ici la Loi et la Force publique, dont la mission devrait être de protéger les libertés et les propriétés, sanctionner, corroborer, perpétuer, systématiser et protéger l’oppression et la spoliation ? Dans la question de l’esclavage, la loi dit : « Je créerai une force, aux frais des citoyens, non afin qu’elle maintienne chacun dans son droit, mais pour qu’elle anéantisse dans quelques-uns tous les droits. » Dans la question des tarifs la loi dit : « Je créerai une force, aux frais des citoyens, non pour que leurs transactions soient libres, mais pour qu’elles ne le soient pas, pour que l’équivalence des services soit altérée, pour qu’un citoyen ait la liberté de deux, et qu’un autre n’en ait pas du tout. Je me charge de commettre ces injustices, que je punirais des plus sévères châtiments si les citoyens se les permettaient sans mon aveu. »

Ce n’est donc pas parce qu’il y a peu de lois et de fonctionnaires, autrement dit, peu de services publics, que les révolutions sont à craindre. C’est, au contraire, parce qu’il y a beaucoup de lois, beaucoup de fonctionnaires, beaucoup de services publics. Car, par leur nature, les services publics, la loi qui les règle, la force qui les fait prévaloir, ne sont jamais neutres. Ils peuvent, ils doivent s’étendre sans danger, avec avantage, autant qu’il est nécessaire pour faire régner entre tous la justice rigoureuse : au-delà, ce sont autant d’instruments d’oppression et de spoliation légales, autant de causes de désordre, autant de ferments révolutionnaires.

Parlerai-je de cette délétère immoralité qui filtre dans toutes les veines du corps social, quand, en principe, la loi se met au service de tous les penchants spoliateurs ? Assistez à une séance de la Représentation nationale le jour où il est question de primes, d’encouragements, de faveurs, de restrictions. Voyez avec quelle rapacité éhontée chacun veut s’assurer une part du vol, vol auquel, certes, on rougirait de se livrer personnellement. Tel se considérerait comme un bandit s’il m’empêchait, le pistolet au poing, d’accomplir à la frontière une transaction conforme à mes intérêts ; mais il ne se fait aucun scrupule de solliciter et de voter une loi qui substitue la force publique à la sienne, et me soumette, à mes propres frais, à cette injuste interdiction. Sous ce rapport, quel triste spectacle offre maintenant la France ! Toutes les classes souffrent, et, au lieu de demander l’anéantissement, à tout jamais, de toute spoliation légale, chacune se tourne vers la loi, lui disant : « Vous qui pouvez tout, vous qui disposez de la Force, vous qui convertissez le mal en bien, de grâce, spoliez les autres classes à mon profit. Forcez-les à s’adresser à moi pour leurs achats, ou bien à me payer des primes, ou bien à me donner l’instruction gratuite, ou bien à me prêter sans intérêts, etc. » C’est ainsi que la loi devient une grande école de démoralisation ; et si quelque chose doit nous surprendre, c’est que le penchant au vol individuel ne fasse pas plus de progrès, quand le sens moral des peuples est ainsi perverti par leur législation même.

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que la spoliation, quand elle s’exerce ainsi à l’aide de la loi, sans qu’aucun scrupule individuel lui fasse obstacle, finit par devenir toute une savante théorie qui a ses professeurs, ses journaux, ses docteurs, ses législateurs, ses sophismes, ses subtilités. Parmi les arguties traditionnelles qu’on fait valoir en sa faveur, il est bon de discerner celle-ci : Toutes choses égales d’ailleurs, un accroissement de demande est un bien pour ceux qui ont un service à offrir ; puisque ce nouveau rapport entre une demande plus active et une offre stationnaire est ce qui augmente la valeur du service. De là on tire cette conclusion : La spoliation est avantageuse à tout le monde : à la classe spoliatrice qu’elle enrichit directement, aux classes spoliées qu’elle enrichit par ricochet. En effet, la classe spoliatrice, devenue plus riche, est en mesure d’étendre le cercle de ses jouissances. Elle ne le peut sans demander, dans une plus grande proportion, les services des classes spoliées. Or, relativement à tout service, accroissement de demande, c’est accroissement de valeur. Donc les classes légèrement volées sont trop heureuses de l’être, puisque le produit du vol concourt à les faire travailler.

Tant que la loi s’est bornée à spolier le grand nombre au profit du petit nombre, cette argutie a paru fort spécieuse et a toujours été invoquée avec succès. « Livrons aux riches des taxes mises sur les pauvres, disait-on ; par là nous augmenterons le capital des riches. Les riches s’adonneront au luxe, et le luxe donnera du travail aux pauvres. » Et chacun, les pauvres compris, de trouver le procédé infaillible. Pour avoir essayé d’en signaler le vice, j’ai passé longtemps, je passe encore pour un ennemi des classes laborieuses.

Mais, après la Révolution de Février, les pauvres ont eu voix au chapitre quand il s’est agi de faire la loi. Ont-ils demandé qu’elle cessât d’être spoliatrice ? Pas le moins du monde ; le sophisme des ricochets était trop enraciné dans leur tête. Qu’ont-ils donc demandé ? Que la loi, devenue impartiale, voulût bien spolier les classes riches à leur tour. Ils ont réclamé l’instruction gratuite, des avances gratuites de capitaux, des caisses de retraite fondées par l’État, l’impôt progressif, etc. Les riches se sont mis à crier : « O scandale ! Tout est perdu ! De nouveaux barbares font irruption dans la société ! » Ils ont opposé aux prétentions des pauvres une résistance désespérée. On s’est battu d’abord à coups de fusil ; on se bat à présent à coups de scrutin. Mais les riches ont-ils renoncé pour cela à la spoliation ? Ils n’y ont pas seulement songé. L’argument des ricochets continue à leur servir de prétexte.

On pourrait cependant leur faire observer que si, au lieu d’exercer la spoliation par l’intermédiaire de la loi, ils l’exerçaient directement, leur sophisme s’évanouirait : Si, de votre autorité privée, vous preniez dans la poche d’un ouvrier un franc qui facilitât votre entrée au théâtre, seriez-vous bien venu à dire à cet ouvrier : « Mon ami, ce franc va circuler et va donner du travail à toi et à tes frères ? » Et l’ouvrier ne serait-il pas fondé à répondre : « Ce franc circulera de même si vous ne me le volez pas ; il ira au boulanger au lieu d’aller au machiniste ; il me procurera du pain au lieu de vous procurer des spectacles ? »

Il faut remarquer, en outre, que le sophisme des ricochets pourrait être aussi bien invoqué par les pauvres. Ils pourraient dire aux riches : « Que la loi nous aide à vous voler. Nous consommerons plus de drap, cela profitera à vos manufactures ; nous consommerons plus de viande, cela profitera à vos terres ; nous consommerons plus de sucre, cela profitera à vos armements. »

Malheureuse, trois fois malheureuse la nation où les questions se posent ainsi ; où nul ne songe à faire de la loi la règle de la justice ; où chacun n’y cherche qu’un instrument de vol à son profit, et où toutes les forces intellectuelles s’appliquent à trouver des excuses dans les effets éloignés et compliqués de la spoliation !

 

À l’appui des réflexions qui précédent, il ne sera peut-être pas inutile de donner ici un extrait de la discussion qui eut lieu au Conseil général des Manufactures, de l’Agriculture et du Commerce, le samedi 27 avril 1850 [3].

[1]: « Du moment que cette valeur est payée par le contribuable, elle est perdue pour lui ; du moment qu’elle est consommée par le gouvernement, elle est perdue pour tout le monde et ne se reverse point dans la société. » (J.-B. Say, Traité d’économie politique, liv. Ill, chap. IX, p. 504.)

Sans doute ; mais la société gagne en retour le service qui lui est rendu, la sécurité, par exemple. Du reste, Say rétablit, quelques lignes plus bas, la vraie doctrine en ces termes :

« Lever un impôt, c’est faire tort à la société, tort qui n’est compensé par aucun avantage, toutes les fois qu’on ne lui rend aucun service en échange. » (Ibid.)

« Les contributions publiques, même lorsqu’elles sont consenties par la nation, sont une violation des propriétés, puisqu’on ne peut prélever des valeurs que sur celles qu’ont produites les terres, les capitaux et l’industrie des particuliers. Aussi, toutes les fois qu’elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation. » (Ibid.)

Ici encore la proposition incidente corrige ce que le jugement aurait de trop absolu. La doctrine que les services s’échangent contre les services simplifie beaucoup le problème et la solution.

[2]: Les effets de cette transformation ont été rendus sensibles par un exemple que citait Monsieur le ministre de la Guerre d’Hautpoul. « Il revient à chaque soldat, disait-il, 16 centimes pour son alimentation. Le gouvernement leur prend ces 16 centimes, et se charge de les nourrir. Il en résulte que tous ont la même ration, composée de même manière, qu’elle leur convienne ou non. L’un a trop de pain et le jette. L’autre n’a pas assez de viande, etc. Nous avons fait un essai : nous laissons aux soldats la libre disposition de ces 16 centimes et nous sommes heureux de constater une amélioration sensible sur leur sort. Chacun consulte ses goûts, son tempérament, le prix des marchés. Généralement ils ont d’eux-mêmes substitué en partie la viande au pain. Ils achètent ici plus de pain, là plus de viande, ailleurs plus de légumes, ailleurs plus de poisson, leur santé s’en trouve bien ; ils sont plus contents et l’État est délivré d’une grande responsabilité. »

Le lecteur comprend qu’il n’est pas là question de juger cette expérience au point de vue militaire. Je la cite comme propre à marquer une première différence entre le service public et le service privé, entre la réglementation et la liberté. Vaut-il mieux que l’État nous prenne les ressources au moyen desquelles nous nous alimentons et se charge de nous nourrir, ou bien qu’il nous laisse à la fois et ces ressources et le soin de pourvoir à notre subsistance ? La même question se présente à propos de chacun de nos besoins.

[3]: Ici s’arrête le manuscrit. Nous renvoyons les lecteurs au pamphlet intitulé Spoliation et Loi, dans la seconde partie duquel l’auteur a fait justice des sophismes émis à cette séance du conseil général.

À l’égard des six chapitres qui devaient suivre, sous les titres d’Impôts, — Machines, — Liberté des échanges, — Intermédiaires, — Matières premières, — Luxe, nous renvoyons :1° au discours sur l’impôt des boissons ; 2° au pamphlet intitulé Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ; 3° aux Sophismes économiques.

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