Extrait « des tarifs français et anglais »

Frédéric Bastiat

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§ III. — Je n'examinerai pas longuement les effets comparés de la liberté et du monopole sur la prospérité des nations. Les écoles politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de prospérité que de prépondérance, comme si la prépondérance pouvait être considérée comme autre chose qu'un moyen (et souvent un moyen trompeur) de prospérité, et comme si la prospérité d'un peuple n'était pas un des fondements de sa prépondérance. D'ailleurs, à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi? Que l'isolement commercial de la France doive la placer, sous le rapport des richesses, dans des conditions d'infériorité vis-à-vis de l'Angleterre, cela peut-il être l'objet d'un doute?

L'Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l'industrie emprunte à un taux très modéré; elle possède les deux principaux instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux, des moyens de communication rapides, de puissantes institutions de crédit, une race d'entrepreneurs pleins d'audace, de prudence et de ténacité, un nombre immense d'ouvriers habiles dans tous les genres, un gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages c'est, d'une part, la cherté des subsistances, et par suite l'élévation du prix de la main-d'œuvre, et d'autre part l'irritation, la haine sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du monopole que les unes exercent sur les autres.

Mais quand l'Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand ses douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront plus qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la barrière qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence afflueront de tous les points du globe vers cette île privilégiée, pour s'y échanger contre du travail manufacturier. Les froments de la mer Noire, de la Baltique et des États-Unis s'y vendront à 12 ou 14 F l'hectolitre; le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 centimes la livre, et ainsi du reste. Alors l'ouvrier pourra bien vivre en Angleterre avec un salaire égal et même inférieur, dans un cas urgent, à celui que recevront les ouvriers du continent, et particulièrement les ouvriers français forcés, par notre législation, de distribuer en primes aux monopoleurs la moitié peut-être de leurs modiques profits. Quel moyen nous restera-t-il de soutenir la lutte, alors que capitaux, houille, fer, transports, impôts, main-d'œuvre, tout reviendra plus cher au fabricant français; alors que les navires étrangers, soumis à des droits protecteurs de navigation seront réduits à venir sur lest chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres bâtiments, privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des chargements de retour, seront forcés de faire supporter double fret à nos exportations?

En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation qui les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être, ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre les autres classes de la société.

Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée.

Le but immédiat de la protection est de favoriser le producteur. Ce que celui-ci demande, c'est le placement avantageux de son produit. Le placement avantageux d'un produit dépend de sa cherté — et la cherté provient de la rareté. Donc la protection aspire à opérer la rareté. C'est sur la disette des choses qu'elle prétend fonder le bien-être des hommes. Abondance et richesse sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car l'abondance fait le bon marché, et le bon marché, s'il profite au consommateur, importune le producteur dont la protection se préoccupe exclusivement.

En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à élever le prix de toutes choses. Dira-t-on que le bon marché peut revenir par la seule concurrence des producteurs nationaux? Ce serait supposer qu'ils travaillent dans des conditions aussi favorables que les producteurs étrangers; ce serait déclarer l'inutilité de la protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette égalité de conditions, aspire à la produire, et ici je dois faire remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs. Ce ne sont pas les conditions de production, mais les conditions de placement que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire que les oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres se vendent au même prix que les oranges mûries par le soleil de Lisbonne. Mais il ne peut pas faire que les conditions de production soient égales en France et en Portugal. Ainsi, cherté, rareté, sont les conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois que la protection a des conséquences quelconques.

Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre s'avance vers la liberté des échanges.

Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les nôtres, puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la liberté produira en Angleterre ses effets naturels, le bon marché de tous les objets de consommation; à mesure que la restriction produira en France ses conséquences nécessaires, la rareté, la cherté des moyens de subsistance, cette distance entre les prix des produits similaires ira toujours s'agrandissant, et il viendra un moment où les droits actuels seront insuffisants pour réserver à nos producteurs le marché national. Il faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher le remède dans l'aggravation du mal. Mais en admettant que la législation puisse toujours défendre notre marché, elle est au moins impuissante sur les marchés étrangers, et nous en serons infailliblement évincés, le jour, peu éloigné, je le crois, où les Îles Britanniques se seront déclarées port franc dans toute la force du mot. Alors, à beaucoup d'avantages naturels sous le rapport manufacturier, les Anglais joindront celui d'avoir la main-d'œuvre à bas prix, car le pain, la viande, le combustible, le sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe ouvrière, se vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les divers pays du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits fabriqués, chassés de partout par cette concurrence invincible, seront donc refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser pourrir ou les vendre à perte. Mais vendre à perte ne peut être l'état permanent de l'industrie. Il faudra donc opter: ou arrêter la fabrication, ou réduire le taux des salaires. L'un de ces partis facilitera l'autre. Plus il se fermera d'ateliers, plus la place regorgera d'ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront concurrence les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais, jusqu'à ce que soit atteinte cette dernière limite de privations et de souffrances au-delà de laquelle il n'est plus possible à l'homme de subsister. Je ne veux pas m'étendre ici sur les dangers d'un tel état de choses, au point de vue de l'ordre, de la sécurité intérieure, non plus que sous le rapport de la criminalité toujours si étroitement liée à la misère; je me borne à la question économique. La masse laborieuse sera donc réduite à retrancher sur toutes ses consommations déjà si restreintes; dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne sont plus les débouchés extérieurs que nous aurons perdus, mais encore ces débouchés réciproques que nos industries s'ouvrent les unes aux autres. Les classes manufacturières ne feront aucun retranchement sur le pain, la viande, le vêtement, qui ne nuise aux classes agricoles; et celles-ci ne sauraient souffrir sans que la réaction soit sentie par les classes manufacturières. Le Nord ruiné demandera moins de vins et de soieries au Midi, le Midi appauvri se passera dans une forte proportion des draps et des cotonnades du Nord. C'est ainsi que le dénuement, la privation, et sans doute aussi les passions mauvaises et dangereuses, s'étendront sur tous les points du territoire et sur toutes les classes de la société.

Je ne doute pas qu'on ne s'efforce de jeter du ridicule sur ces tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d'aspirer au rôle de prophète l'écrivain qui se borne à exposer les conséquences nécessaires du fait sur lequel il raisonne? Et après tout, quelle est ma conclusion? que nous marchons vers le dénuement. Or, c'est là non seulement l'effet, mais encore, nous l'avons vu, le but avoué de la protection, car elle ne prétend pas aspirer à autre chose qu'à favoriser le producteur, c'est-à-dire à produire législativement la cherté. Or, cherté, c'est rareté; rareté, c'est l'opposé d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est le dénuement.

Et puis, est-il vrai ou n'est-il pas vrai que, même en ce moment où une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de subsistance à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre celle des Anglais? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette législation réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette cause d'infériorité relative?

Si cela n'est pas vrai, si nous sommes sans rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus favorables, sur quoi se fonde la protection? qu'a-t-elle à dire pour sa justification?

§ IV. Sécurité. — On peut dire qu'un peuple dont l'existence repose sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a qu'une prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui est fondé sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre le vainqueur la haine du peuple conquis, l'alarme chez ceux qui sont exposés au même sort, et la jalousie parmi les nations indépendantes. Lors donc que, pour se créer des débouchés, une nation a recours à la violence, elle ne doit point s'aveugler: il faut qu'elle sache qu'elle soulève au-dehors toutes les énergies sociales, et elle doit être préparée à être toujours et partout la plus forte, car le jour où cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui de la réaction. En relâchant le lien colonial, l'Angleterre ne travaille donc pas moins pour sa sécurité que pour sa prospérité, et (c'est du moins ma ferme conviction) elle donne au monde un exemple de modération et de bon sens politique qui n'a guère de précédent dans l'histoire. Cette nation a longtemps cherché la grandeur dans des envahissements successifs, et elle a possédé jusqu'ici la condition essentielle de cette politique, la supériorité navale. Pour qu'elle pût être justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux choses: la première, qu'il fût favorable à ses vrais intérêts; la seconde, que la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée. Mais, d'une part, les connaissances économiques ont fait assez de progrès en Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au point de vue de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais qui ne sachent fort bien que le commerce avec les États libres est plus avantageux que les échanges avec les colonies. D'une autre part, être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que les autres peuples grandissent, il faut que l'Angleterre accroisse la masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu'elle soustrait à l'industrie pour les consacrer à la marine, et il doit arriver un moment où l'emploi improductif de tant de ressources dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les supposant même tels qu'on se plaît à les imaginer. Il y a donc, de la part de l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence consommée à dissoudre graduellement le contrat colonial, à rendre et à recouvrer l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de choses violent et par cela même dangereux, précaire, gros d'orages et de tempêtes, et qui, après tout, détruit et prévient plus de richesses qu'il n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil britannique de se dépouiller de cette ceinture de possessions échelonnées sur toutes les grandes routes du monde. Il en coûtera surtout à l'aristocratie qui, par les places qu'elle occupe dans les colonies, dans les armées et dans la marine, recueille cette large moisson d'impôts, qu'un tel système oblige à faire peser sur les classes laborieuses. Mais derrière les torys, il y a les whigs; derrière les whigs, il y a le peuple qui paye et qui souffre; il y a la Ligue qui lui apprend pourquoi il souffre et pourquoi il paye; il y a le cœur humain qui, pour faire triompher le juste, n'a besoin que d'apercevoir sa connexité avec l'utile; et il est permis d'espérer qu'un faux orgueil national, une prospérité factice et inégale ne lutteront pas longtemps contre les forces combinées de l'intérêt, de la justice et de la vérité. La Ligue le proclame tous les jours et sous toutes les formes, ce qu'on nomme la puissance britannique, en tant qu'elle repose sur la violence, l'oppression et l'envahissement, outre les périls qu'elle tient suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces richesses qu'elle semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté des relations internationales, si du moins on appelle richesses l'abondance des choses et leur équitable répartition.

Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non point en ce qui touche des relations de libre-échange, de fraternité, de communauté de race et de langage, mais en tant que possessions courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole réciproque, l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa sécurité que pour sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie, de méfiance et d'hostilité que son ancienne politique avait semés parmi les nations, elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet inextricable réseau de liens commerciaux qui rend les guerres à la fois inutiles et impossibles. Elle se replace dans une situation naturelle, stable, qui, en favorisant le développement de ses ressources industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes publiques.

N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de sortir? Je l'ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire entre la protection et les colonies. Établir cette connexité, exposer toutes les conséquences qui en dérivent, au point de vue de la sécurité, ce serait dépasser de beaucoup les limites dans lesquelles je suis forcé de me renfermer; je me bornerai à quelques aperçus.

À mesure que nos débouchés se fermeront au-dehors, par l'effet de notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie; nous suivrons la politique dont le germe est contenu dans l'ordonnance qui exclut les tissus anglais de l'Afrique française. Mais, sous peine de n'être que les oppresseurs de nos colons, de n'exciter en eux que le mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient réciproques; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos marchés toute production du dehors qui pourra nous être fournie, à quelque prix que ce soit, par l'Algérie; et nous serons ainsi amenés à rompre le peu de relations qui nous lient encore avec les nations étrangères.

Dans cette substitution de marchés réservés à des marchés libres, la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous offrir un débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à sucre. Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines étrangères, pour protéger l'Algérie, le débouché que nous nous serons réservé en Afrique sera loin, bien loin de compenser celui que nous aurons perdu aux États-Unis, en Italie, en Espagne; et nous serons plus engorgés que jamais. Il faudra donc marcher à la conquête de débouchés nouveaux, de débouchés réservés, c'est-à-dire de nouvelles colonies. Nous convoitons Haïti, Madagascar, que sais-je?

Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies à monopoles réciproques, au moment même où il sera rejeté par le pays qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se peut-il concevoir une politique plus insensée? Quoi! lorsque l'Angleterre s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de vaisseaux pour la maintenir, lorsqu'elle reconnaît que cette puissance est artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle comprend que ce système d'envahissement compromet la paix du monde, provoque des réactions, force tous les peuples à se tenir toujours prêts à prendre part à une conflagration générale, et tout cela, non seulement sans profit pour elle, mais encore au détriment de son industrie et du bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se dégage volontairement, librement, par prudence pure et après mûre réflexion, de ces liens dangereux, pour se replacer dans une situation naturelle, stable, sûre et équitable, c'est alors que nous voulons entrer dans cette voie funeste, nous qui proclamons tout haut notre pénurie de vaisseaux et de marins; c'est alors que nous prétendons créer de toutes pièces et le système colonial et le développement des forces navales qu'il exige! Et pourquoi? pour substituer au marché universel, qui serait à nous par la liberté, le débouché de quelques îles lointaines, débouché forcé, illusoire, acheté deux fois par le double sacrifice que nous nous imposons comme consommateurs et comme contribuables!

Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale. Un peuple sans possessions au-delà de ses frontières a pour colonies le monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans violence et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps; c'est l'histoire de l'Angleterre. S'il ne réussit pas, il est battu, envahi, dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs; heureux s'il n'est pas morcelé et rayé de la liste des nations!

On dira sans doute que j'ai fait intervenir les colonies pour détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n'est pas responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de tout envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état d'hostilité permanente? Quel est le principe sur lequel il repose? le voici: Le proufict de l'un gît le doumage de l'autre (Montaigne). Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la décadence de toutes les autres, la guerre n'est-elle pas l'état naturel de l'homme?

Si la Balance du commerce est vraie en théorie; si, dans l'échange international, un peuple perd nécessairement ce que l'autre gagne; s'ils s'enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice de chacun est l'excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends qu'ils s'efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne chance, l'exportation; je conçois leur ardente rivalité, je m'explique les guerres de débouchés. Prohiber par la force le produit étranger, imposer à l'étranger par la force le produit national, c'est la politique qui découle logiquement du principe. Il y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et l'homme étant invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut gémir de ce qu'il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan de la création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de violence; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort d'obéir à ces lois en opprimant le faible, puisque l'oppression, dans cette hypothèse, est de droit divin et qu'il est contre nature, impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime le fort.

Aussi, s'il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde, ce sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le despotisme commercial d'un pays voisin, lorsque nous agissons, autant qu'il est en nous, d'après les mêmes doctrines. Il n'y a que les peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale qui soient en droit de s'élever contre tout ce qui porte atteinte à cette liberté.

Ce n'est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases consacrées à ces matières, il y en a une pour prouver à la France qu'elle a tout à gagner à repousser les produits étrangers, et une autre pour démontrer aux étrangers qu'ils ont tout à perdre à repousser nos produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs concitoyens et la liberté à la Belgique, aux États-Unis, au Mexique. Comment des écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de tels enfantillages? et n'est-ce pas le cas de leur demander avec Basile: Qui donc est-ce que l'on trompe en tout ceci?

J'ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger auquel la prohibition expose la sécurité et l'indépendance des peuples. Pour avoir voulu protéger le travail national, la voilà en ce moment en état d'hostilité ouverte avec la France, l'Angleterre et l'Union américaine. — Elle a exagéré le principe, dit-on. — Que signifie cela? Si le principe est bon, on n'en saurait faire une application trop absolue.

Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre l'antagonisme commercial et l'antagonisme militaire, il me faudrait rappeler l'histoire moderne tout entière. Qu'il me soit permis d'en citer l'exemple contemporain le plus remarquable.

Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats qu'ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes.

« On me proposa le blocus continental; il me parut bon et je l'acceptai; il devait ruiner le commerce anglais. En cela, il a mal fait son devoir, parce qu'il a produit, comme toutes les prohibitions, un renchérissement, ce qui est toujours à l'avantage du commerce. »

Voilà donc un système qui est bon parce qu'il doit ruiner nos rivaux; qui fait mal son devoir précisément en cela; qui est par sa nature tout à l'avantage du commerce qu'il a pour objet de ruiner; qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie!

« Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait donner une autre impulsion à l'esprit de trafic. Il n'y avait pas d'autre moyen que d'enlever aux Anglais le monopole de l'industrie manufacturière, pour faire de cette industrie la tendance générale de l'économie de l'État. Il fallait créer le système continental; il fallait ce système et rien de moins, parce qu'il fallait donner une prime énorme aux fabriques. »

Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner à l'esprit de trafic (travail eût été une expression moins dédaigneuse et plus juste) une impulsion différente de celle qu'il reçoit de son propre intérêt; et il ne veut pas voir que la prime énorme donnée au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le consommateur national.

« Le fait a prouvé en ma faveur. — (C'est un peu fort!) J'ai déplacé le siège de l'industrie, etc. — J'ai été forcé de porter le blocus continental à l'extrême, parce qu'il avait pour but de faire non seulement du bien à la France, mais encore du mal à l'Angleterre. »

On voit ici le principe: le bien de l'un, c'est le mal de l'autre. Mais on ne prétend pas sans doute l'appliquer sans résistance de la part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient la guerre. Voyez en effet:

« Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la politique de l'Europe, en ce qu'elle a fait à l'Angleterre une nécessité de poursuivre l'état de guerre. Dès ce moment aussi la guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s'agissait pour elle de la fortune publique, c'est-à-dire de son existence; la guerre se popularisa... La lutte n'est devenue périlleuse que depuis lors. J'en reçus l'impression en signant le décret. Je soupçonnai qu'il n'y aurait plus de repos pour moi et que ma vie se passerait à combattre des résistances!!... » Bonaparte aurait pu soupçonner aussi qu'il n'y aurait plus de repos pour la France.

Non seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu'on veut ruiner, mais avec toutes celles qu'on a besoin d'entraîner dans le système pour le faire réussir, bien qu'il soit dans sa nature, nous l'avons vu, de mal faire son devoir en cela, c'est-à-dire de ne pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon.

« Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait qu'il fût complet. Je l'avais établi, à peu de chose près, dans le Nord. Le Nord était soumis à mes garnisons; il fallait le faire respecter dans le Midi. Je demandai à l'Espagne un passage pour un corps d'armée que je voulais envoyer en Portugal. Cette route nous mit en rapport avec l'Espagne. Jusqu'alors je n'avais jamais songé à ce pays-là, à cause de sa nullité. » Voilà l'origine de la guerre de la Péninsule.

« L'obligation de maintenir le système continental amenait seule des difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait la contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une situation embarrassante. Sa civilisation n'était pas assez avancée pour lui permettre de se passer des produits de l'Angleterre. J'avais exigé pourtant qu'ils fussent prohibés. C'était une absurdité; mais elle était indispensable pour compléter le système prohibitif. La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait durer. » Voilà l'origine de la guerre de Russie.

Et c'est là ce que l'école moderne nous donne pour de la politique profonde! Certes, je n'ai pas la folle présomption de contester le génie de l'Empereur; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et humilier sa raison devant ce tissu d'absurdités monstrueuses? Bonaparte imagine que l'industrie manufacturière doit être la tendance générale de l'État; qu'il doit, par ses décrets, détourner les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour donner une autre impulsion à l'esprit de trafic. Pour cela, il organise un système de primes énormes en faveur des fabricants et fonde le régime prohibitif. Il reconnaît que ce régime fait mal son devoir; qu'il produit un renchérissement qui tourne à l'avantage du commerce anglais, qu'il a pour but de ruiner. Alors il songe à le compléter. Il menace l'existence de l'Angleterre; guerre à mort avec l'Angleterre. Il veut faire respecter son système dans le Midi; guerre à mort avec l'Espagne. Il exige que la Russie se passe de ce dont elle ne peut se passer; guerre à mort avec la Russie. Enfin la France est envahie deux fois, humiliée, chargée de tributs; Bonaparte est attaché à un rocher, et il s'écrit: « Le fait a prouvé en ma faveur! » Poursuivre un but qu'on déclare impossible par des moyens qu'on reconnaît absurdes, tomber dans l'abîme, y entraîner le pays et s'écrier: « Les faits m'ont donné raison », c'est donner au monde le scandale d'un excès d'impéritie, en même temps que d'immoralité, dont l'histoire des plus affreux tyrans ne fournirait pas un autre exemple.

Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre; je dirai plus, de nos jours c'est à peu près la seule. Les guerres de spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour objet de procurer des esclaves et d'imposer des croyances religieuses, d'augmenter le patrimoine d'une famille princière, ne sont plus de notre siècle. Aujourd'hui on se bat pour des débouchés, et si ce but n'est pas aussi naïvement odieux, il est certes plus puéril que les autres. On déteste, mais on comprend l'emploi de la force pour acquérir du butin, des esclaves, des vassaux, du territoire. Mais pour ouvrir des débouchés, ce n'est pas de la force, c'est de la liberté qu'il faut; et cela est si vrai que, de l'aveu même des partisans du système exclusif, le triomphe absolu d'une nation, s'il était possible, n'aurait pour résultat commercial que de lui assimiler toutes les autres et par conséquent de réaliser la liberté absolue du commerce.

Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas ancien disait à Pyrrhus: « Que ferez-vous quand vous aurez vaincu l'Italie? — Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des siens. — Et ensuite? — La Sicile touche à l'Italie; je la soumettrai. — Et après? — Je rangerai sous mes lois l'Afrique, l'Inde, la Chine, les îles de la mer du Sud. — Mais enfin que ferez-vous quand le monde entier sera votre colonie? — Oh! alors j'échangerai librement, et je jouirai du repos. — Et que n'échangez-vous d'ores et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté? »

Je reviens, un peu tard peut-être, à l'objet de ce paragraphe, qui n'est pas tant de montrer la liaison entre l'état de guerre et le système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que l'avenir peut réserver aux nations, celles qui seront les dernières à s'affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables.

D'abord j'ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire autre chose, sinon qu'il deviendra plus riche. À moins donc de soutenir que la richesse est indifférente au succès d'une guerre, il faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira dans les étreintes de la protection, sera, vis-à-vis de sa rivale, dans des conditions évidentes d'infériorité.

Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l'avantage sera du côté de la partie belligérante qui aura le plus d'alliances. Or, une nation qui s'isole n'a pas d'alliances nécessaires; on peut rompre avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l'Angleterre consomme les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de l'Amérique; si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le travail manufacturier des Anglais; si de part et d'autre la production s'est constituée de longue main selon cette donnée, il sera impossible à la France de désunir politiquement ce qui sera commercialement uni. « Le commerce, dit Montesquieu, tend à unir les nations. Si l'une a besoin de vendre, l'autre a besoin d'acheter, et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » La France courra donc le risque d'avoir, à chaque guerre, toute l'Europe sur les bras, par ce double motif que l'Europe ne tiendra à nous par aucun lien fondé sur des besoins mutuels, et qu'elle tiendra à notre rivale par les liens les plus étroits.

Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu'on ne m'accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que la France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son isolement commercial, de l'extinction de ses rapports extérieurs, de la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système économique qu'elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l'est dans la société un ennemi qui, n'ayant rien à perdre, peut faire beaucoup plus de mal qu'il n'est possible de lui en rendre. L'absence de liens a été souvent prise, en politique comme en morale, pour de l'indépendance. Sous l'influence de cette idée, Rousseau, qui aimait à poursuivre un principe dans toutes ses conséquences, avait été amené à proscrire, comme autant de liens par lesquels on peut nous atteindre, d'abord la richesse, ensuite la science, puis la propriété, et enfin la société elle-même. Logicien inflexible, à ses yeux le négociant était le type de la dégradation humaine, « parce que, disait-il, on peut le faire crier à Paris en le touchant dans l'Inde »; au contraire, le type de la perfection était le sauvage: il n'est assujetti qu'à la force brute, « et après tout, disait Rousseau, si on le chasse d'un arbre, il peut se réfugier sou un autre ». Le philosophe n'a pas vu que, à ce compte, la perfection est dans le néant.

Le système qui a pour objet de restreindre l'échange, et par conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine. Il invoque sans cesse l'indépendance nationale. Mais l'indépendance fondée sur ce qu'on n'a rien à perdre, sur ce qu'on a rompu tous les liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c'est l'indépendance du sauvage, c'est l'invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant la liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers, pendant qu'un autre, obéissant au régime restrictif, concentrerait toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il n'est pas douteux qu'en cas de guerre le premier ne fût plus vulnérable que le second. Et qui sait si le sentiment confus de cette différence de situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de faire rétrograder vers la barbarie notre système d'agression et de défense? S'il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes et généreuses des obstacles que rencontre l'établissement parmi les hommes de la paix universelle, c'est assurément la tendance, qu'on peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur les armées et tout au plus sur les nations prises en corps collectif. Sans doute le sang humai coule encore, des peuples ont été soumis à des tributs et quelquefois morcelés; mais la propriété privée est en général respectée, on laisse aux hommes de travail le fruit de leurs sueurs et leurs moyens d'existence; on a vu des armées passer et repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur le théâtre de ces luttes sanglantes, sans que le sort des habitants paisibles fût complètement bouleversé. Le même progrès tend à se réaliser sur mer: « La France légitime, dit M. de Chateaubriand, conservera éternellement la gloire d'avoir interdit l'armement en course, d'avoir la première rétabli, sur mer, ce droit de propriété respecté dans toutes les guerres sur terre par les nations civilisées, et dont la violation, dans le droit maritime, est un reste de la piraterie des temps barbares. » (Mélanges politiques, t. XXV, p. 375.)

Mais n'est-il pas à craindre qu'une puissance belligérante qui n'aurait plus de commerce ne refusât d'accéder à une stipulation qui, sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d'agression! La guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout âge et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables nécessités du régime prohibitif. N'avons-nous pas vu dernièrement, dans une brochure célèbre, recommander, systématiser cette guerre barbare?

Mais ce n'est pas à l'auteur que le reproche doit s'adresser: il est marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C'est, nous le répétons, au régime prohibitif qu'il faut s'en prendre. C'est ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n'avoir bientôt plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons attaquer les peuples commerçants, sans avoir à craindre de représailles.

En 1823, la France avait interdit l'armement en course. À Dieu ne plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient! Mais elle était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous de propriété navale, et qui, par ce motif, n'accepta pas ce nouveau droit maritime. Au moment d'entrer en lutte, aucun peuple ne se soumet à une convention, quelque philanthrope qu'il soit, qui lui profite moins qu'à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces lois restrictives, puisqu'elles sont inconciliables avec le progrès social dont la guerre même est susceptible.

Je laisse aux hommes spéciaux le soin d'examiner si la tactique proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers: « Il faut agir sur le commerce anglais », dit-il. Mais le commerce suppose deux intéressés. En agissant sur l'un, vous nuisez à l'autre, et vous vous faites autant d'ennemis qu'il y a de peuples dont vous interrompez les transactions.

Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à toute l'Europe civilisée.

N'oublions pas ces paroles: « La Russie ne pouvait se passer des produits anglais. J'exigeai pourtant qu'elle les prohibât. C'était Une absurdité; mais elle était nécessaire pour compléter le système. La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on recommença! nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait durer. »

Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui existe entre le régime protecteur et la démoralisation des peuples? — Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée; c'est le vol généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le monde, et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais autant que qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais je ne puis consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté sous ma plume. Oui, protection, c'est spoliation, car c'est le privilège d'opérer législativement la rareté, la disette, pour être en mesure de surfaire à l'acheteur. Si, dans ce moment, moi, propriétaire, j'étais assez influent pour obtenir une loi qui forçât le public à me payer mon froment à 30 F l'hectolitre, n'est-ce pas comme si j'exerçais une déprédation égale à toute la différence de ce prix au prix naturel du froment? Quand mon voisin me fait payer son drap, un autre son fer, un troisième son sucre, à un taux plus élevé que celui auquel j'achèterais ces choses si j'étais libre, ne suis-je pas du même coup dépouillé de mon argent et de ma liberté? Et pense-t-on que les hommes puissent se familiariser ainsi avec des habitudes d'extorsion, sans fausser leur jugement et ternir leurs qualités morales? Pour avoir une telle pensée, pour croire à la moralité des quêteurs de monopole, il faudrait n'avoir jamais lu un journal subventionné par les comités manufacturiers, il faudrait n'avoir jamais assisté à une séance de la Chambre ou du Parlement, quand il y est question de privilèges.

Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette forme, ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui.

Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre, non seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de conquête; et il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément pour la force, en ce qu'elle a de plus abusif, qu'étaient réservés les lauriers, les chants des poètes et les applaudissements de la foule.

Depuis que la conquête devient plus difficile et plus dangereuse, elle devient aussi moins populaire; et l'on commence à la juger pour ce qu'elle est. Il en sera de même de la protection; et si la déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas moins honteux, pour les habitants d'un même pays, de se dépouiller les uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.

Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple vol. Celui-ci déplace la richesse; il la fait passer, des mains qui l'ont créée, à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi, et de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants qu'une faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités.

Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des actions criminelles, et présente comme légitime une manière de s'enrichir qui a, avec la spoliation, la plus parfaite analogie, par une suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions les plus innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes aux efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger une pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre disposent d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la conscience et du sens commun, cette transaction est innocente et même utile. Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à tel point qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir les deux échangistes et pour les tuer sur place au besoin.

Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal, s'ils avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État les fonds nécessaires pour assurer tous les Services, payer l'armée, la marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le bon ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à un impôt dont on recueille les bénéfices; mais les droits protecteurs ne sont pas établis pour le public, mais contre le public; ils aspirent à constituer le privilège de quelques-uns aux dépens de tous. Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons même, si on le veut, contravention, délit, crime, la violation de la loi; mais sachons bien que ce sont là des crimes, des délits, des contraventions fictives; et faisons nos efforts pour faire rentrer, dans la classe des actions innocentes, des transactions de droit naturel, qui ne sont point criminelles en elles-mêmes, mais seulement parce que la loi l'a arbitrairement voulu ainsi.

Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour résultat infaillible de fermer les débouchés extérieurs, de mettre les entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence étrangère, de les forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à baisser le salaire de ceux qu'ils continuent à employer, enfin de réduire les profits de la classe laborieuse, en même temps que d'élever le prix des moyens de subsistance. Tous ces effets se résument en un seul mot: misère, et je n'ai pas besoin de dire la connexité qui existe entre la misère des hommes et leur dégradation morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie, la haine des institutions sociales, le recours aux moyens violents de se soustraire à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement, l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait faire l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation irlandaise et de tous ces symptômes anarchiques qui désolent l'Angleterre, parce que c'est le pays du monde qui a poussé le plus loin l'abus de la spoliation sous forme de protection.

L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête, cela suffit pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse sur les mœurs d'un peuple considéré dans ses rapports avec l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces sentiments qu'elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour apaiser sa conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent elle y parvient. Quoi de plus déplorable et de plus abject à la fois que cet effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se soumettre, pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le voile d'un faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux des entreprises et des agressions, dont au fond il ne peut méconnaître l'injustice? On verra ces nations envahir des tribus paisibles, sous le prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu dans les pays dont elles veulent s'emparer, brûler les maisons, couper les arbres, ravir les propriétés, violer les lois, les usages, les mœurs et la religion des habitants; on les verra chercher à corrompre avec de l'or ceux que le fer n'aura pas abattus; décerner des récompenses et des honneurs à ceux de leurs ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer une haine implacable à ceux qui, pour la défendre, se dévouent à toutes les horreurs d'une lutte sanglante et inégale. Quelle école! quelle morale! quelle appréciation des hommes et des choses! et se peut-il qu'au XIXe siècle un tel exemple soit donné, dans l'Inde et en Afrique, par les deux peuples qui se prétendent les dépositaires de la loi évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation!

J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait partout des maux absolus sans altérer profondément la grandeur et la puissance relatives des peuples. L'affranchissement commercial d'une des nations les plus avancées du globe nous place au commencement d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce grand fait ne bouleverse toutes les conditions du travail, au sein de notre patrie; et si j'ai osé essayer de décrire les changements qu'il semble préparer, c'est que l'indifférence du public à cet égard me paraît aussi dangereuse qu'inexplicable.

Ce texte est un extrait de De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples (1844), tel que sélectionné par Florin Aftalion dans son recueil « Œuvres économiques » de textes de Bastiat. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)

Vous pouvez retrouver le texte intégral sur notre site: De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des deux peuples.

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